Pour ma première chronique culturelle, j'ai voulu vous parler d'un grand nom du manga. Pour être tout à fait honnête, je ne connaissais pas grand-chose sur lui avant de démarrer mes recherches, mais à mesure que je me renseignais, j'ai peu à peu réalisé l'étendue de son génie et à quel point le monde du manga serait différent s'il n'avait pas existé.
Aujourd'hui, je vais vous parler de Gô Nagai.
[color=#ff8c00;]Au commencement…[/color]
Kiyoshi Nagai (plus connu sous son nom de plume : Gô Nagai) est né en 1945, un mois après la bombe d'Hiroshima. Il fait la connaissance des mangas dès l'âge de quatre ans avec Lost World d'Osamu Tezuka. Complètement fasciné par cet univers, il passera son enfance à lire et à dessiner… au grand dam de ses parents, qui aimeraient d'une part qu'il se sociabilise un peu plus, et ensuite qu'il laisse un peu de papier blanc dans la maison : même les cahiers de ses frères se retrouvent couverts de dessins.
Vers la fin de la primaire, sa famille déménage sur Tokyo. Dans cette capitale où il trouve tout à portée de main, Gô Nagai deviendra peu à peu obsédé par les histoires, dévorant romans et mangas et fréquentant le cinéma avec assiduité.
Cependant, à son entrée au collège, son père meurt. Gô Nagai sera traumatisé par l'événement au point d'en perdre l'usage de la parole un moment. Ce traumatisme changera beaucoup de chose : peu importe ce qu'en disent ses proches, l'école est devenue secondaire pour lui. Désormais, les mangas sont sa priorité absolue.
Ayant échoué à tous les concours d'entrée d'université et n'ayant aucune envie de réviser pour les réussir, il dessine en 1965 Kuro no Shishi, racontant les aventures d'un samouraï invincible venu du futur. Repéré par le magazine Shônen Sunday, on lui propose un poste d'assistant, et ô bonheur, c'est Shotaro Ishinomori (une de ses idoles) qui le prendra sous son aile.
Kuro no Shishi, le manga qui a révélé Gô Nagai
Loin de lui l'envie de se reposer, il en profite au contraire pour publier en 1967 dans le Bokura magazine une histoire racontant les aventures d'un policier au Moyen Âge : Meakashi Polikichi. Son manga obtenant l'approbation du public, sa carrière de mangaka professionnel démarre enfin. Il enchainera dans les mois qui suivent plusieurs petites histoires pour le même magazine.
[color=#ff8c00;]Nagai et le ecchi[/color]
L'éditeur Shûeisha cherchait des auteurs talentueux pour lancer un nouveau magazine : un certain Shônen Jump. Attiré par la grande liberté laissée par l'éditeur, Gô Nagai accepte leur invitation et publie Harenchi Gakuen en 1968 dans le tout premier numéro du magazine.
À l'origine, Nagai, prudent, raconte l'histoire de jeunes hommes voulant épier les filles durant leurs examens médicaux (celles-ci n'étant montrées que jusqu'à hauteur d'épaule). Mais devant le succès de la série et la popularité des filles en question, l'éditeur lui demanda d'aller plus loin, aussi bien dans les scènes de nu que dans les personnalités caricaturales des personnages. C'est ainsi que Nagai invente le ecchi.
Harenchi Gakuen, précurseur du ecchi
La dernière conséquence marquera une certaine prise de distance entre Nagai et le Jump : le trop grand succès de Harenchi pousse le Jump à ne demander à Nagai que du ecchi. L'imagination du jeune auteur bouillonnant trop pour se limiter à un seul genre, il se voit contraint de créer sa propre société de production en 1969 : Dynamic Productions. Par la suite, Nagai continuera de travailler avec le Jump, mais Dynamic Productions sera toujours là pour les œuvres sur lesquels il veut une liberté totale.
Haut les mains !
Selon Gô Nagai, Cutey Honey est le premier personnage féminin à être le personnage principal d'un shônen… ce qui est assez étrange, puisqu'il avait déjà fait lui-même cette innovation quatre ans plus tôt dans Abashiri Ikka.
Que serait le monde du magical girl sans ces transformations ?
Je suppose que le tissu coutait cher à l'époque…
En 1971, Nagai publie une adaptation libre d'une des œuvres qui ont le plus marqué son enfance : la Divine Comédie de Dante Alighieri. Ainsi nait Maô Dante, un manga sombre, dans lequel démons, possessions et réincarnations ne sont pas rares. Toutefois il n'est pas entièrement satisfait de son travail et arrête prématurément son histoire après cinq tomes.
Toujours marqué par les critiques de Harenchi Gakuen, il veut leur répondre en faisant un manga plus adulte, mettant en avant le coté obscure de la société : intolérance, préjugés, égoïsme… Dans cette optique, il écrit Devilman en 1972.
Dans ce manga, les démons se réveillent peu à peu, cherchant à répandre la mort et la destruction. Certains fusionnent même avec les humains, comme avec le père de Akira (le héros) qui tentera de tuer son fils avant de se suicider dans un ultime éclair de lucidité. L'humanité est désarmée face à la puissance des démons. Afin de les combattre à armes égales, Akira décide de pratiquer un rituel qui lui permettra de fusionner avec un démon tout en gardant une part d'humanité.
Si le design d'origine de Devilman ne paye pas de mine…
Nagai commentera Devilman en ces termes :
« Je suis l'auteur de Devilman, malgré tout pendant sa création, je me suis senti comme poussé par une force invisible. Il n'y a pas de justice dans la guerre, aucune guerre, il n'y a non plus aucune justification à ce qu'un être humain en tue un autre. Devilman porte un message de mise en garde, tandis que nous marchons vers un futur radieux. »
… Il ouvre la voie à des versions plus sombres et effrayante
Après Devilman, Nagai continuera de faire des mangas sombres et tortueux, ce qui reste son style de prédilection. Violence Jack (paru en 1973), la suite de Devilman qui a également eu un énorme succès en inventant le concept de justicier post-apocalyptique, souvent sadique (Mad Max, Hokuto no Ken). On peut aussi citer Susano Ô (en 1979) qui lui vaudra le prix du manga Kōdansha.
Violence Jack nous offre son plus beau sourire
Un jour, alors qu'il se baladait dans la rue, Gô Nagai voie un embouteillage. Se mettant à la place des conducteurs, il se dit que ceux-ci auraient sûrement bien aimé que des jambes poussent sous leurs voitures pour pouvoir enjamber leurs voisins. Et c'est ainsi que naquit un nouveau genre de manga : le mecha.
Bien évidemment, des mangas mettant en scène des robots existaient déjà à l'époque, mais il s'agissait de robots autonomes (Astro Boy) ou téléguidés (Tetsujin 28-gô). La grande innovation apportée par Gô Nagai (et ce qui définit le mecha) consiste en un robot piloté de l'intérieur. Cette nouveauté permet au héros (et donc au spectateur) de se retrouver au cœur de l'action.
Une voiture avec des jambes… quelle drôle d'idée
En plus de poser les bases du mecha, Mazinger Z instaure un cliché du nekketsu qui s'est développé au point d'apparaitre partout de nos jours : attaquer en criant le nom de l'attaque (dans Mazinger Z, elles sont déclenchées par commande vocale).
Le mecha marquera toute une génération, et dans la décennie qui suit, de nombreuses séries mecha vont apparaître, cherchant à imiter avec plus ou moins d'originalité Mazinger Z (notamment un certain Gundam).
Mazinger Z, l'ancêtre de tous les mecha
La vague Goldorak arrive en France
Depuis cette période prolifique, Nagai continue d'écrire des mangas (rencontrant très souvent un bon succès), mais il n'a plus produit d'œuvres aussi révolutionnaires. Cependant, il n'est pas près de sombrer dans l'oubli : de jeunes mangaka réécrivent régulièrement ses histoires, y apportant à chaque fois leurs propres interprétations. Nagai leur laisse carte blanche, persuadé que les nouvelles générations doivent s'approprier les œuvres du passé pour les améliorer et aller de l'avant.
À noter que depuis 1978, il est membre du Comité des Auteurs Japonais de Science-fiction et Fantasy, dont il a assuré la présidence à deux reprises de 1996 à 2002.
Après Osamu Tezuka (inventeur du manga tel que nous le connaissons), Gô Nagai est aujourd'hui considéré comme le mangaka qui a le plus révolutionné le monde du manga. Son héritage est partout, nous le voyons sans même nous en apercevoir dans tous les domaines de la culture otaku.
La prochaine fois que vous regarderez du ecchi, un manga tortueux ou un mecha, essayez d'avoir une petite pensée pour cet homme sans qui ce que vous regardez n'existerait peut-être pas.
Modifié par beixoultes, 06 février 2015 - 13:08.